Inflation, hausse des taux d’intérêts : quelles conséquences pour la finance solidaire ?
Chaque année, la finance solidaire bat des records d’encours. Mais l’inflation et la hausse des taux d’intérêts pourraient infléchir sa courbe. Pour y voir plus clair, on vous propose une interview croisée de 3 acteurs de la finance à impact social.
Florent Bronès Chargé de mission développement institutionnel chez FAIR
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Joan Penche Directeur des opérations de la SIDI (Solidarité Internationale pour le Développement et l’Investissement) |
Camille Richer Présidente et responsable des opérations de Microfinance Solidaire – Entrepreneurs du Monde |
Comment se porte la finance solidaire en 2023 ?
Florent Bronès (FAIR) : Il est trop tôt pour parler avec certitudes. Ce que l’on sait, c’est qu’en 2022, les marchés financiers ont été difficiles et que les fonds d’investissement (y compris solidaires) n’ont pas bien performé. Quant à la collecte, qui est essentiellement de l’épargne salariale, une épargne corrélée au profit des entreprises, on peut là-aussi avoir des interrogations. Car si les profits des entreprises ne sont pas bons, elle sera également impactée. Et même si la croissance continue, il y a de grands risques qu’elle soit plus faible.
Aussi les flux en direction de la finance solidaire devraient continuer à augmenter, mais très probablement à un niveau plus faible.
Quel est l’impact de la hausse des taux d’intérêts ?
Florent Bronès (FAIR) : Il y a un impact positif sur les livrets de partage, puisqu’une partie des intérêts reçus par l’épargnant est reversée à des associations (au moins 25% doivent être reversés chaque année). Quand les taux d’intérêts sont à 0 ou à 0,5%, et que l’on donne 25%, 50%, 75% ou même 100% de ces 0,5, il y a, au final, peu d’intérêts reçus par les associations. C’est pourquoi, depuis plusieurs années, les associations reçoivent peu d’argent via les livrets de partage.
Avec les taux à la hausse, on passe de 0% à 2%. Donc les associations bénéficiaires de ces livrets de partage vont recevoir, en 2023, plus d’argent qu’avant. Mais il y a aussi un impact négatif : la microfinance, dans un environnement de taux bas, arrivait à dégager des taux d’intérêts positifs, assez faibles certes, mais positifs et cela ne lui coûtait pas trop cher pour se financer. Aujourd’hui, ce modèle est mis en question par la hausse des taux.
« La microfinance, dans un environnement de taux bas, arrivait à dégager des taux d’intérêts positifs, assez faibles certes, mais positifs et cela ne lui coûtait pas trop cher pour se financer. »
Florent Bronès
Joan Penche (SIDI) : Nous avons un double enjeu. D’une part, les taux d’intérêts remontent et donc renchérissent le coût de refinancement de la SIDI. Les taux proposés sont actuellement de l’ordre de 3,5 à 4%, quand ils étaient autour de 1 à 2% précédemment. Schématiquement, cela double notre coût de financement via ce canal.
D’autre part, 40% du capital de la SIDI provient de ses 2 000 actionnaires individuels, non rémunérés. Pour cet actionnariat très fragmenté composé de « petits porteurs », l’inflation des prix équivaut à une dévaluation de la valeur de leur capital. Heureusement, ce sont des actionnaires militants très engagés dans le soutien aux projets à fort impact social et environnemental financés par la SIDI.
Historiquement, la SIDI a été créée par le CCFD-Terre Solidaire et bénéficie de la puissance de son réseau militant.
Camille Richer (Microfinance Solidaire) : Au niveau de notre propre financement, bien sûr, nous nous posons beaucoup de questions. Toutes ces données font partie des réflexions que nous avons avec nos partenaires financiers et nos organes de gouvernance. Notre position est la même que pour la SIDI, c’est-à-dire que nos marges étaient déjà très faibles pour limiter le coût des financements dans les pays en développement. Notre coût d’emprunt passe de 1,5% à 3,5% ou 4% en moyenne, et nous n’avons malheureusement pas d’autre choix que d’en répercuter une partie vers les institutions de microfinance et entreprises sociales pour l’accès à l’énergie, dans les pays en développement. Cependant, pour le moment, les banques centrales n’ont pas envoyé de signaux pour une hausse des taux que peuvent pratiquer les institutions de microfinance, c’est donc leur marge à elles qui risque d’être impactée.
Microfinance Solidaire rémunère ses actionnaires autour de 0,5% à 1% par an, mais cette rémunération paraît bien basse par rapport aux taux de l’inflation et aux taux d’intérêts actuels. Nous allons continuer d’essayer de nous financer aux taux les plus bas du marché et essayer aussi d’identifier d’autres formes de ressources, peut être plutôt du capital, et trouver des personnes et des structures qui souhaitent nous accompagner parce que nous avons un impact positif sur l’environnement et sur la société. Pour cela, nous devons repenser à tous les niveaux notre façon de travailler, depuis la France jusqu’aux pays dans lesquels nous sommes actifs.
« Nous devons repenser à tous les niveaux notre façon de travailler, depuis la France jusqu’au jusqu’aux pays dans lesquels nous sommes actifs. »
Camille Richer
Du côté de l’emploi de vos ressources, comment se traduit cette hausse des taux ?
Joan Penche (SIDI) : Côté portefeuille, la SIDI a toujours été gérée de façon à limiter les coûts financiers pour ses partenaires locaux, de par sa capacité à couvrir une partie de ses risques par son fonds de garantie, et afin de rester additionnel et capable de toucher les partenaires qui ont un accès limité au financement. Avec un coût de financement relativement bas, notamment grâce à notre actionnariat militant, la SIDI peut se permettre, de limiter le plus possible la croissance des taux d’intérêts des instituts de microfinance et des coopératives qu’elle soutient. La question se posera de façon différente à partir de 2023 si nous devons avoir un recours accru à de la dette pour financer nos partenaires.
C’est une crainte de vos partenaires dans les pays du Sud ?
Joan Penche (SIDI) : Ces dernières années, nous avons assisté à une baisse des taux d’intérêts dans les pays d’Afrique, d’Amérique Latine et du Moyen Orient, où travaille la SIDI, et comme il y a eu peu de décaissements pendant près de deux ans à cause de la crise sanitaire, il y a encore beaucoup de liquidités sur le marché. L’offre de financement a été importante en 2021 et en 2022 et pour le moment l’augmentation des taux d’intérêts aux Etats Unis et en Europe n’a pas eu d’effets sur nos partenaires. La question se posera plus en 2023, le temps que cette remontée des taux ait un effet réel sur le secteur de la finance à impact.
« Grâce à notre actionnariat militant, la SIDI peut se permettre, de limiter le plus possible la croissance des taux d’intérêts des instituts de microfinance et des coopératives qu’elle soutient. »
Joan Penche
Et l’impact de l’inflation ?
Florent Bronès (FAIR) : Si nous parlons spécifiquement du monde émergent et des pays pauvres, il faut avoir à l’esprit que l’impact de la hausse des prix alimentaires est plus important que dans les pays dits développés. En effet, la part dédiée à l’alimentation est plus élevée qu’en France par exemple. A cause de l’inflation galopante, les devises de ces pays vont être sous pression et pour les défendre, ils vont devoir augmenter leur taux d’intérêts de façon significative, ce qui va avoir un impact assez négatif sur les économies locales. Ce qui pourrait s’ajouter à la répercussion de l’augmentation des taux d’intérêts des instituts de microfinance.
Au final, le micro-entrepreneur aura une marge plus faible dans un environnement économique plus difficile et aura toujours plus de mal à rembourser son crédit.
Camille Richer (Microfinance Solidaire) : Bien sûr, l’inflation n’est pas une nouveauté dans les pays en développement. On la vit depuis des années, depuis au moins 2020 et le COVID. La hausse du prix des denrées alimentaires, la hausse du prix du gaz et du pétrole, sont des réalités déjà très présentes dans la vie des populations locales, que nous accompagnons au quotidien. On peut noter bien sûr qu’il y a eu une accélération et la question est de savoir comment nous y adapter. Pour cela, Microfinance Solidaire met en œuvre des stratégies d’adaptation de plusieurs ordres.
Depuis le COVID et les restrictions de circulation, et avec la hausse du prix du transport, nous faisons en sorte de limiter le déplacement de nos bénéficiaires. Alors que les remboursements des microcrédits se faisaient toujours à l’occasion de formations, nous favorisons aujourd’hui le paiement par voie électronique. En effet, le coût de la commission de transfert d’argent est devenu moins élevé que le coût du déplacement. Ce coût des transports nous invite à repenser notre organisation et à optimiser notre modèle.
Une autre stratégie consiste à accélérer la vente à crédit de matériel de cuisson plus économe en bois ou en gaz. L’énergie pèse énormément dans le budget des ménages et soulager cette dépense est essentiel. Ainsi, au Sénégal, notre institution de microfinance partenaire a lancé un « crédit réchaud », pour permettre aux foyers de s’équiper d’un produit de cuisson à travers un microcrédit, qui sera remboursé avec les économies réalisées sur le poste énergie. Enfin, 25% des crédits des institutions de microfinance que nous accompagnons sont dirigés vers l’appui au monde agricole. Le contexte nous encourage à continuer à accompagner l’agriculture et notamment à la former à ne plus utiliser d’intrants, à limiter ainsi ses importations et à ne plus être victime de l’inflation. Pour nous c’est un enjeu primordial de soutenir une économie circulaire basée sur les ressources locales.
« Cette situation plaide cependant en faveur de la stratégie de la SIDI et du CCFD-Terre Solidaire qui favorise l’autonomie alimentaire des pays du Sud en aidant le monde agricole à s’autonomiser pour sortir des dépendances. »
Joan Penche
Joan Penche (SIDI) : Oui, l’inflation, notamment sur les prix alimentaires impacte les populations cibles de la microfinance. Concrètement c’est le petit boulanger tunisien qui va voir le prix de la farine et de l’huile augmenter et sa marge s’effondrer. In fine, il éprouvera plus de difficultés à rembourser son crédit. Cette situation plaide cependant en faveur de la stratégie de la SIDI et du CCFD-Terre Solidaire qui favorise l’autonomie alimentaire des pays du Sud en aidant le monde agricole à s’autonomiser pour sortir des dépendances.
« Investir dans du « durable » et dans de « l’impact » restera toujours plus intéressant que dans du court terme. »
Camille Richer
La situation est donc compliquée. Est-elle tenable ?
Camille Richer (Microfinance Solidaire) : Investir dans du « durable » et dans de « l’impact » restera toujours plus intéressant que dans du court terme. Non seulement pour notre environnement mais aussi financièrement. Donc, nous allons être secoués pendant cette période d’adaptation, mais cela finira par se réguler.
A l’image de la SIDI et de Microfinance Solidaire, d’autres acteurs du collectif FAIR s’engagent sur ce sujet, notamment Backbone.
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Propos recueillis par Yann-Patrick Bazire.